La gueule du lion

 

Mon idéal de vie c'est un livre et mon idéal de livre c'est une eau glacée comme celle qui sortait de la gueule du lion d'une fontaine sur une route du Jura, un été. Je me trouvais dans un de ces bagnes joyeux qu'on appelle « colonie de vacances». J'y étais abandonné depuis des siècles, incorporé à une petite troupe d'assassins chanteurs, mes semblables, quand au milieu d'une marche forcée sous le soleil apparut la fontaine crachant l'écume de sa lumière. Je me précipitai sous la gueule du lion, ouvris la bouche et avalai un océan d'eau froide. L'eau fila dans mon corps jusqu'au cœur où elle éteignit le feu de l'abandon qui le ravageait. Des dizaines d'années après je me souviens du mystique réconfort donné par l'eau glacée. La gueule du lion, je la cherche chaque fois que j'ouvre un livre.

 

Dans une librairie ancienne un livre daté de 1670 : Pensées de monsieur Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. À cette époque pour fabriquer les livres on abat des arbres à la hache. C'est une mort fraternelle à laquelle les anges acquiescent. Rien de plus jeune qu'un vieux livre. Pascal jaillit du noir, les yeux mouillés d'or. Son aventure vient d'une région souterraine plus profonde que sa volonté – à peine s'il y est pour quelque chose. Une nuit son âme prend feu. Les chevaux de la pensée filent au galop, leurs robes couvertes d'une sueur d'encre. De l'illumination du lundi soir 23 novembre 1654 Pascal revient avec une poignée de braises – quelques notes cachées dans la doublure de sa veste pour, d'une pression de la main, se souvenir de sa vision. L'éternel fait un bruit de papier froissé.

 

Trois jours. Trois nuits. J'ai passé trois jours et trois nuits à bord de ce rafiot martyrisé par la tempête. Même dans mon sommeil, là où plus rien ne bouge, quand aucun brin d'herbe n'est agité par une brise dans la prairie noire du cerveau, là où tout est noir, trempé de noir et seulement lézardé en surface par les feux follets d'un rêve, même dans la soute noire du cerveau plombé par les puissances du sommeil, même là j'entendais le halètement des vagues, la butée de l'eau lourde contre mes os, les gifles données par une main d'acier noir, la fascinante approche de la fin des étoiles, de l'océan, du navire et de moi. Trois jours et trois nuits sur ce bateau, à sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine, à glisser dans l'abîme d'une peur aux yeux noirs, une peur qui était devenue visage, un visage qui était celui de ma fin, de la fin des étoiles et du diable et de dieu et de tout – sauf de la peur. Je parlais, je mangeais. Je pensais à d'autres choses. La peur ne me quittait pas, délicieuse et brutale. De rouge mon sang passait au noir. La nuit me remontait au cœur. La nuit était la cargaison de ce bateau dont les bois hurlaient. J'ai su ce qu'était mourir, lever la tête et voir les étoiles pleuvoir et s'éteindre : plus rien. Plus rien qu'un cercle d'eau noire autour du navire sur lequel je m'étais sans trop savoir pourquoi embarqué. Plus rien qu'une muraille de feu noir, un tonneau cerclé de cris dans lequel je roulais, perdais mon sang, ma force, trois jours, trois nuits. Et la confiance au bout. Non, pas au bout : à l'intérieur du bloc noir, dans la gueule béante du noir, le point jaune de la confiance. C'était donc ça. Il fallait donc passer l'épreuve du noir, l'épreuve du naufrage prochain, certain, il fallait donc embrasser la peur aux yeux furieux, l'aimer comme du bon pain, continuer la traversée, perdre pied, perdre cœur et continuer quand même, voir le ciel passé à la limaille de fer, les étoiles en tomber comme de la sale poussière d'or, et entendre à cet instant, à cette perfection accomplie du désastre, entendre la bonne voix confiante, paisible, la voix jaune clair qui promettait de ramener le bateau au port. Trois jours, trois nuits à vivre crâne ouvert, à entendre le sinistre déchirement du tissu de l'invisible et assister au suicide de Dieu en direct sous mes yeux, dans mes yeux, des tonnes d'eau noire explosant dans la cale du cerveau, la fin des projets et des rêves. Et toujours ce rien de la confiance, cette incroyable traînée de poudre d'une paix profonde, plus profonde que la mort et ses océans lâchés. Arc-bouté à la mort, d'un coup la renverser : j'avais vécu ce renversement. Qu'est-ce que tu as? Rien, je viens de finir la lecture de Typhon de Conrad. J'ai mis trois jours et trois nuits à le lire. C'est bien? Je ne sais pas répondre à ta question. Un livre est voyant ou il n'est rien. Son travail est d'allumer la lumière dans les palais de nos cerveaux déserts. L'écriture en sait plus long que la mort et de ça, je suis sûr. J'ai payé pour le savoir : trois jours, trois nuits.